• Les grilles de 10 : cousines d'Herbinière-Lebert

    Vous connaissez sans doute les "grilles de 10", ces grilles de 10 carrés que nous appelons souvent en France les « cartes à points ». On les confond souvent avec les configurations Herbinière-Lebert. Il faudrait pourtant les distinguer par la disposition respective des points, par leurs dates de création et par leurs usages distincts.  

    Les grilles de 10 : cousines d'Herbinière-Lebert

    Les grilles de 10

     

     

    Configurations Herbinière-Lebert

    Les configurations Herbinière-Lebert

    Les grilles de 10 sont très utilisées dans le monde anglo-saxon où on les appelle « 10 frame ». Elles sont souvent matérialisées par des cartes à constellations de points : « dot cards ». Ce sont des grilles rectangulaires de 2x5 carrés, présentées en deux rangées, sur lesquelles peuvent être placés des jetons en complétant d’abord la rangée horizontale du haut puis celle du bas.

    La configuration est donc différente de celle d’Herbinière-Lebert organisée d’après les doubles ; elle donne un rôle plus particulier à 5 et elle met en valeur les compléments à 10 (puisque les points sont toujours placés dans une grille de dix carrés qui sert de témoin de la collection complète).

    La grille de 10 permet aux élèves de penser les nombres 6 à 10 comme 5+n et les nombres 11 à 20 comme 10+n. En manipulant les jetons sur les grilles ou en se servant d'une image mentale des grilles, les élèves peuvent ainsi plus aisément additionner deux nombres en s'appuyant sur une addition plus familière qui favorise l'entrée dans le système décimal et des stratégies de calcul plus performantes que le surcomptage. Par exemple 4+3 est compris comme 5+2. Et 8+6 est compris comme 10+4.

    Ce dispositif est excellent. Les plaquettes Herbinière-Lebert ont toutefois pour avantage principal sur les grilles de 10 de décourager le comptage des unités 1 à 1 : d'une part elles ne font pas manipuler de jetons-unités mais toujours des unités appréhendées globalement dans une configuration stable ; d'autre part cette représentation spatiale des nombres facilite leur reconnaissance et leur décomposition puisque les points ne sont pas tous alignés.

    Thomson et van de Walle[1] donnent la date de 1978 pour la première présentation des grilles de 10 par l'Américain Robert Wirtz[2].

    En France, j’ai pourtant trouvé la trace d’un outil pédagogique nommé « Calcul-dizaines » (« matériel Martin »), édité par le Centre d'Activités Pédagogiques en 1954, qui présente des affinités certaines avec les grilles de 10. Les Anglo-Saxons semblent ignorer ce précédent comme ils ignorent le matériel Herbinière-Lebert (qui date de 1923).

    "Calcul-dizaines" : matériel Martin

    Calcul-dizaines (matériel Martin)

    Le Musée national de l'Éducation décrit des dominos en bois de 10 trous (une version à 5 trous existe aussi) accompagnés de cylindres (« bouchons ») en hêtre de 3 couleurs (bleu-jaune-rouge) à insérer dans les trous. Le musée cite le catalogue 1954 du C.A.P. pour décrire la visée de ce matériel : « étude concrète de la formation des nombres avec 5, puis avec 10 - Réalisation matérielle des opérations ». Le dessin sur la boîte montre que la configuration de points retenue est bien celle des grilles de 10 (la rangée de 5 trous est complétée avant de passer à la suivante) plutôt que celle du matériel Herbinière-Lebert basée sur les doubles.

     

    Une méthode japonaise proche

    Karen Fuson[3] présente une méthode japonaise similaire décrite en anglais par Hatano[4] en 1982 : des tuiles carrées découpées dans du papier bristol montrent les nombres 1 à 10 en assemblant les tuiles par deux rangées de 5 contigües. Elles permettent bien de s'appuyer sur le repère du 5 et sur les compléments à 10. Elles favorisent une stratégie efficace de passage de la dizaine.

    Karen Fuson d'après Hatano            Karen Fuson d'après Hatano

    Méthode japonaise décrite par Hatano, d'après Karen Fuson

     

    Une hybridation des grilles de 10 et des configurations Herbinière-Lebert

    Depuis 2001[5], Jean-Luc Bregeon promeut en France l’usage des « cartes à points » ; il a notamment créé un matériel manipulable nommé les « Boîtes à nombres » (Nathan) qui met particulièrement en valeur les compléments à 10 et la formation des nombres supérieurs à 10 sous la forme 10+n (comme les grilles de 10 classiques) mais aussi les doubles et les nombres pairs et impairs (comme Suzanne Herbinière-Lebert). Jean-Louis Bregeon a en effet adopté la configuration Herbinière-Lebert basée sur les doubles plutôt que celle consistant à d’abord compléter une rangée de 5 avant de passer à la suivante. Il redonne ainsi vie à un lointain ancêtre méconnu : le Nürnberger Rechenbrett (tableau de calcul de Nuremberg) conçu en 1893 par Ernst Troelltsch. Cependant, en choisissant la grille de 10 et les jetons, le matériel Bregeon, à la différence du matériel Herbinière-Lebert, met principalement en valeur la décomposition du nombre 10[6] et les exercices proposés incitent les élèves à compter 1 par 1.   

     Boîtes à nombres Nathan

    Nathan matériel éducatif

    C’est avec un autre matériel, les « cartes à points » transparentes[7], que Jean-Louis Bregeon s’approche le plus du matériel Herbinière-Lebert : il permet en effet par ce procédé de « visualiser la somme de deux nombres » en accolant deux cartes distinctes et ainsi de « favoriser la décomposition d’un nombre en une somme de deux ou plusieurs nombres » (et, en posant les cartes accolées sur sa « table à calcul », il permet aussi de visualiser le passage de la dizaine.)

    Pour aller plus loin il faudrait approfondir notamment la pédagogie de ses manuels Millemaths (Nathan) pour la grande section et l’école élémentaire.

    Gonzague Jobbé-Duval, octobre 2018

    Voir le chapitre plus complet de mon article ici : http://goupil.eklablog.fr/les-plaquettes-herbiniere-lebert-1923-origines-concurrents-et-enjeux-a-a207526198



    [1]  THOMPSON Charles S. and VAN DE WALLE John,  “The Power of 10”, The Arithmetic Teacher, Vol. 32, No. 3 (November 1984), pp. 6-11.

    [2] WIRTZ Robert, “An Elementary Mathematics Curriculum for all Children”. Paper presented at the National Council of Supervisors of Mathematics meeting, San Diego, CA, 1978, April. WIRTZ Robert, New Beginning, A Guide to the Think, Talk, Read Math Center for Beginners, Monterey: Curriculum Development Associates, 1980.

    [3] FUSON Karen, “Research on Learning and Teaching Addition and Substraction of Whole Numbers”, in G. Leinhardt, R. Putnam & R.A. Hattrup, Analysis of Arithmetics for Mathematics Teaching, Hillsdale, New Jersey: Lawrence Erlbaum Associates, pp. 128-129.

    [4] HATANO G., « Learning to add and substract : A Japanese perspective », in T.P. Carpenter, J.M. Moser & T.A. Romberg (Eds.), Addition and substration. A cognitive perspective (pp. 211-223), Hillsdale, New Jersey: Lawrence Erlbaum Associates.

    [5] BREGEON Jean-Luc, « Les Cartes à points : Une nouvelle pratique pédagogique pour construire les nombres », Voies libres, n°32, janvier 2001, Nathan.

    [6] J.-L. Bregeon mentionne néanmoins, dans un article, comme utilisation pédagogique possible des « cartes à points » : « faciliter la reconnaissance visuelle immédiate des premiers nombres, sans comptage, et leur représentation (construction d’une image mentale des premiers nombres). Cf. BREGEON Jean-Luc, « Les cartes à point : pour une meilleure perception des nombres », Les revues pédagogiques de la Mission laïque française. Activités mathématiques et scientifiques, mai 2003, n°50, p. 11- 20

    [7] BREGEON Jean-Luc, « Les cartes à point : pour une meilleure perception des nombres » (note ci-dessus)

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