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Equilibrer les chances aux jeux de société
Comment faire pour jouer tous ensemble avec plaisir et progresser ?
Un champion d’échec raconte que son père l’avait initié à ce jeu et qu’ils disputaient fréquemment des parties jusqu’au jour où le fils battit son père pour la première fois : il ne fut désormais plus question de jouer ensemble. Ce père avait éprouvé ce que ressentent tous les enfants jouant avec leurs parents : le désintérêt, voire l’humiliation devant une défaite annoncée.
Mais, me direz-vous, pourquoi le fils joua-t-il des années contre son père malgré ses défaites répétées ? Peut-être aimait-il cette relation privilégiée avec son père, peut-être éprouvait-il de l’intérêt intellectuel pour ce jeu aux stratégies complexes mais aussi très certainement goûtait-il ses progrès réguliers, les victoires contre ses propres limites. A chaque étape il capturait plus de pièces adverses, il ressentait les difficultés croissantes de son adversaire, il trouvait une parade inédite, il surprenait par une ouverture. Le secret de l’engagement dans une tâche qui requière un effort c’est la réussite.
Or tous les enfants ne seront pas de futurs champions du jeu d’échec qui iront de progrès en progrès et nos pratiques sont rarement du même ordre que celle de ces jeux requérant un apprentissage formel. Combien de parents enseignent les stratégies gagnantes (il en existe) du Memory, du Mistigri, de Croque-carottes ou de Dixit ? Ces jeux sont d’abord de bons passe-temps et les enfants n’y progressent pas de manière régulière ou spectaculaire. La défaite perpétuelle à ces jeux leur serait-elle profitable en quoi que ce soit ? Je ne crois pas. Ni du point de vue de leur apprentissage du jeu, ni du point de vue de leur formation morale. Et quand j’accuse mon fils d’être un « mauvais joueur », je doute que cela l’aide.
Comme beaucoup de parents désireux de ne pas désespérer leur progéniture ou voulant garantir une après-midi sereine, j’ai parfois laissé gagner mes enfants. J’ai discrètement distribué les bottes du Mille-bornes au cadet, j’ai oublié la position d’une tuile de Memory, j’ai choisi un Pokémon trop faible pour vaincre son adversaire. Mais j’étais mal à l’aise d’à la fois tromper mes enfants sur notre différence de niveau et de ne pas réellement valoriser leur habileté. Par ailleurs je m’ennuyais : si je ne voulais pas écraser mon fils je voulais tout de même éprouver l’excitation de la lutte et savourer de temps à autre une vraie victoire.
Dans un premier temps je me dis que la seule alternative était le jeu coopératif dans lequel les joueurs font équipe contre le jeu lui-même (gagner avant que le loup nous attrape, avant la fin du temps imparti, avant que le pont s’écroule…) mais il y avait sans doute d’autres moyens de s’opposer joyeusement à un adversaire dans le cadre du jeu.
Quand mon fils aîné eut 5 ans je l’initiai à Abalone, ce merveilleux jeu de stratégie abstrait aux règles simples[1] et évidemment je remportai chaque partie. « C’est pas juste, tu es beaucoup plus fort que moi ! » me cria-t-il. J’aurais pu lui rétorquer que je n’avais commis aucune injustice envers lui : les règles avaient été clairement expliquées et je n’avais pas triché. Mais son intuition était bonne. Pour qu’il y ait du jeu il faut que l’issue soit incertaine. Les jeux organisent souvent une distribution des cartes inégale, aléatoire et masquée ou s’en remettent au hasard des dés. Et quand bien même le jeu ne contient aucun aléa, les joueurs s’organisent fréquemment en groupes de niveau pour maintenir l’incertitude maximale de la partie. Il n’y a plus de jeu quand l’histoire est écrite à l’avance.
Mais, à part au jeu de « bataille », le hasard suffit rarement à donner l’avantage à mon tout jeune fils et il n’était pas question de jouer chacun dans des ligues séparées. C’était encore plus vrai avec un jeu comme Abalone où tous les éléments sont connus de chaque joueur (nos billes sont visibles, le plateau et les règles de déplacements immuables) et le hasard n'intervient pas pendant le déroulement du jeu (ni dans la distribution des billes ni dans leur disposition de départ ni dans les actions ultérieures ni dans leurs conséquences).
Il me restait à jouer sur une variable qui n’est étrangement prévue dans les règles de quasiment aucun jeu de société en dehors du risible « le plus jeune joueur commence » : rééquilibrer les forces des joueurs. Je décidai donc de ne garder sur mon plateau d’Abalone que 2 billes contre ses 14. Au bout de plusieurs victoires consécutives de mon fils, l’incertitude étant faible je m’ajoutai une bille. Et ainsi de suite.
J’employai le même principe pour le jeu d’échec, avec une plus grande hésitation sur le type d’avantage à accorder à mon fils sans perturber l’esprit du jeu. Je choisis de garder d’abord seulement le roi (visant le pat) ; puis le roi et tous les pions ; puis le roi, tous les pions et une autre pièce, etc.
Peu à peu, depuis lors, je m’employai à rééquilibrer les forces. Je n’étais certainement ni le premier ni le dernier à le faire mais je devais, comme d’autres, réinventer cette pratique sans aucune aide prévue par les règles des jeux eux-mêmes et sans trouver de complices sur Internet ou ailleurs.
Dans les jeux comme « Dixit », qui ne reposent qu’à la marge sur le hasard, j’explorai la possibilité de réduire drastiquement mon nombre de cartes par rapport à celui de mes enfants ou bien de leur donner à la partie suivante une avance, sur le plateau de comptabilité des points, équivalente à l’écart constaté entre eux et moi à la partie précédente, et de réduire peu à peu cette avance en cas de victoire de leur part.
Au « Memory », le moins fort pouvait rejouer à chaque découverte d’une paire tandis que le plus fort ne pouvait gagner qu’une paire par tour.
Au « Mille-Bornes », les moins forts avaient droit d’emblée à un « feu vert ». Par ailleurs les bottes (cartes donnant des avantages et des points supplémentaires) étaient mélangées face cachée en début de partie puis une ou plusieurs bottes distribuées aléatoirement aux moins forts en début de partie et les autres bottes remises en jeu au hasard dans le paquet. Ou bien la règle était aménagée au profit des plus faibles : eux-seuls avaient le droit de poser des kilomètres avant d’être entravés par un nouvel « accident » ou une « panne d’essence ».
A « Croque-carottes » je ne prenais qu’un lapin au lieu de 4.
Au « Scrabble » le plus faible pouvait avoir le double de lettres, la liste des mots comportant des lettres rares, ou un « mot compte-double » systématique, etc. Au « Trivial Pursuit » celui qui le souhaitait pouvait choisir entre 3 questions. Au « Dessinez, c’est gagné » le piètre dessinateur avait double sablier, etc.
Il existe un type de jeu qui met en pratique systématiquement ce principe de mettre la victoire et le progrès à la portée des joueurs en accroissant petit à petit la difficulté. Il s’agit des défis solitaires avec livrets décrivant la situation de départ et/ou l’objectif à atteindre, par exemple le jeu de construction en équilibre « Equilibrio » (Fox Mind) ou le jeu de construction de chemin « Kamelot Jr » (Smart Games. Voir tous les jeux de cette marque). Certains jeux de société coopératifs comme « Talisman – Récits légendaires » prévoient aussi une difficulté croissante. Et bien sûr nombre de jeux vidéo fonctionnent sur ce principe.
D’autres jeux ont des objectifs asymétriques qui peuvent favoriser un des deux joueurs et l’on pourrait déterminer à l’avance lequel, par exemple les jeux où un joueur doit s’échapper et l’autre l’encercler comme le jeu médiéval du « Lièvre et des chasseurs » ou les différents jeux scandinaves de « tafl » (tablut, hnefatafl…). Bien des jeux modernes sont asymétriques (forces ou positions de départ, objectifs, conditions de victoire, règles) : (Risk, Zargos, La Guerre de l’Anneau, etc.). Avec un aménagement des règles, ils pourraient favoriser explicitement les moins forts.
Il y a mille manière d’équilibrer les forces, d’accroitre l’incertitude de l’issue et finalement d’augmenter l’engagement dans le jeu, le plaisir partagé, le goût du progrès et de la persévérance dans les difficultés :
- accroitre le hasard (ce qui ne peut être fait que jusqu’à un certain point sans sacrifier l’intérêt du jeu)
- donner un avantage dans les positions de départ (plus de cartes/pièces, meilleures cartes/pièces, plus de dés, vies en plus/points en plus), jokers, position sur le plateau ou score d’avance.
- aménager les règles en faveur d’une partie seulement des joueurs (plus de simplicité, de choix, de protection, etc.),
- aménager le but du jeu en faveur d’une partie des joueurs (capturer un nombre inférieur de pièces, viser un palier moins difficile, viser un objectif différent)
L’esprit n’étant pas d’octroyer une victoire systématique aux plus faibles mais de rééquilibrer les chances, il faut ajuster à chaque partie l’avantage accordé, retirer peu à peu les aides et valoriser ce chemin de progrès.
Et vous comment faites-vous ? Dites-le-nous en commentaire pour chacun de vos jeux préférés.
[1] Si toutefois on veille à guider l’application des règles de supériorité numérique : ne pas pousser plus de 3 boules de son camp et faire reculer un nombre inférieur de boules adverses.
« Construire les premiers nombres avec les plaquettes trouées Herbinière-LebertDe l'intérêt des constellations du dé »
Tags : jeu, équilibre, asymétrique, chance, enfants
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