Ressources et idées pour l'école primaire. Décomposition des nombres, poésie, pédagogie
L’intérêt du repère du 5 et la refonte des dés pour le mettre en valeur
Le nombre 6 est traditionnellement représenté par deux séries de 3 points alignés. Était-ce parce que les dés comptaient très majoritairement six faces et que cette représentation de 6 occupait mieux l'espace d'une face que le quinconce et 1 point séparé ? Était-ce parce que pour chaque représentation d'un nombre on choisissait traditionnellement la représentation la plus simplement appréhendable sans se soucier de représenter clairement l’itération de l’unité dans la construction des nombres ? La représentation classique de 6 présente en effet l'avantage de s’appuyer sur un double (facilement mémorisable) et sur deux groupes ne dépassant pas trois points (facilement appréhendables d'un coup d’œil).
Jean-Paul Fischer[1] nous a appris comment dès le 19e siècle, quand les pédagogues allemands ont cherché le meilleur moyen de représenter les nombres par des configurations de points, Ernst Hentschel (1804-1875) a voulu s'appuyer sur le nombre 5, sans renoncer tout à fait à la coutume. Il proposa en 1842 deux système parallèles (illustration ci-dessous)[2] : le nombre 6 était figuré soit par deux séries de 3 points alignés, comme dans les dominos et les dés traditionnel, soit par 5 points en quinconce et encore 1 point. L’auteur hésita aussi devant 8 entre l’appui sur 5 ou sur un double.
En France, dans les années 1920, Suzanne Herbinière-Lebert proposait un jeu de dés[3] pour entrainer le calcul de 5 + n. Elle utilisait deux dés en bois pyrogravés : le premier portait cinq points[4] sur toutes ses faces ; le deuxième portait de 1 à 5 points.
C’est probablement Albert Châtelet (1883-1960) qui imposa durablement en France la suppression du 6 figuré par deux fois trois points.
Albert Châtelet, agrégé de mathématiques et docteur ès sciences était recteur de l’académie de Lille quand il fut invité à prononcer la conférence du Congrès international de l’enfance en 1931 sur le thème de l’apprentissage des nombres. Pour la « représentation concrète des nombres » il présente tout un ensemble de possibles « représentations géométriques des nombres » à même d’aider « d’une part la mémoire globale du nombre, d’autre part le souvenir des diverses décompositions, ce que j’ai appelé l’histoire ou la géographie de ce nombre ». Ces dispositions géométriques Chatelet les a observées[5] chez les exposants du congrès de 1931. Il en propose un classement en « polygones réguliers, réseaux et rangements en lignes. » (Illustration ci-dessous)
Parmi les réseaux on trouve principalement les points du dé basés sur le repère du 5 et les configurations Herbinière-Lebert (non nommées) bien représentées au congrès. Les points du dé apparaissent organisés de manière plus régulière que sur les dés classiques : la représentation de 4 est ainsi clairement formée à partir de celle de 3.
On trouve ci-dessous l’illustration des compléments à 10 avec des configurations de type Herbinière-Lebert et des dominos double-cinq.
La décomposition de 16 est illustrée sur des dominos (étrangement organisés de manière mixte) par le passage des points de la dizaine vers les unités, procédé permettant un « travail de recherche personnelle de l’élève » mais ne permettant pas aisément des « acquisitions définitives de la mémoire ». Pour l’addition au-delà de 10, des « moyens plus ou moins heureux » illustrent ici le calcul de 6. Le premier : 6 + 7 = (6 + 4) + 3 = 10 + 3 = 13. Le deuxième : 6 + 7 = (5 + 1) + (5 + 2) = 10 = 10 + 3 = 13.
L’influence de la conférence d’Albert Châtelet fut durable. Elle nourrit encore les programmes de 1945[6]. En 1949 le Congrès de Lyon, organisé par l’Association générale des institutrices des écoles maternelles et classes enfantine[7], adopte à nouveau le thème de l’initiation au calcul qui n’avait pas été abordé depuis 1931. Cette fois-ci c’est une conférence de Jean Piaget qui inaugure les travaux mais la conférence d’Albert Chatelet, désormais épuisée, est reproduite avec quelques légères modifications dans le « cahier de pédagogie moderne » que les éditions Bourrelier consacrent au congrès[8]. Dans la salle d’exposition du congrès dédiée au nombre cardinal les schémas de points sont nombreux et « la plupart des institutrices semble être restée fidèle aux dispositions des dés à jouer préconisées par M. Châtelet, les nombres de 6 à 10 reprenant la disposition des cinq premiers nombres successivement ajoutés à ce nombre 5. M. Delaunay, instituteur honoraire, dans un article de l’Ecole Publique, ayant critiqué cette disposition, Mlle Petit, inspectrice départementale de Caen, a présenté en quelques tableaux très nets les argumentations de ce dernier, qui préconise le système de Lay, à base de 4. Les institutrices auront-elles pris parti ? »[9]
Non seulement les représentations des dés et des dominos ont manifestement la faveur des institutrices mais aussi ni Herbinière-Lebert ni ses constellations ne sont mentionnées.
Albert Châtelet dirigea plusieurs collections de manuels scolaires à partir de 1929, notamment celle pour l’enseignement des mathématiques au primaire chez Bourrelier-Chimènes[10]. Dans son manuel[11] de 1947, qui s’appuie aussi sur d’autres représentations des quantités, notamment celles de type Herbinière-Lebert pour présenter les nombres pairs et impairs, Châtelet donne un exemple de l’utilisation des constellations basées sur 5 (illustration ci-dessous).
On voit dans cette page de manuel que 8 (et 3) ont pu être formés encore autrement que dans les premiers schémas de Châtelet. On retrouve ces schémas alternatifs aussi dans le rapport[12] de Gustave Mialaret fait pour l’UNESCO en 1954, qui présente notamment des schémas de type 5 + n (ci-dessous).
Un matériel comme « Ma boîte de calcul » (Armand Colin – Bourrelier, autour de 1960) reprend cette même disposition sur son couvercle.
Après la Seconde guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, sur les quatorze manuels scolaires examinés par Jean-Paul Fischer, « 5 privilégiaient les constellations construites à partir du cinq en quinconce […]. Toutefois, dans 3 de ces 5 manuels, les auteurs ont, comme Hentschel, hésité devant – voire renoncé à – une construction basée sur le 5 standard pour les nombres 6 ou 8. »[13]
Dans les années 1950, Madeleine Abbadie, inspectrice de la Seine et grande complice de Suzanne Herbinière-Lebert[14], fit partie des auteurs qui préconisèrent de s'appuyer avec les dés sur le nombre 5 et de supprimer la représentation du nombre 6 par deux séries de 3 points alignés[15].
En 1956 au moins deux éditeurs proposaient une « domino de la dizaine » : « plaque de bois percée de 10 trous disposés comme les points d’un jeu de dominos » accompagnée de bouchons de 2 couleurs[16]. De manière surprenante le « matériel châtelet » comprenait des dominos cartonnés aux unités fixes et c’était un autre composant du matériel qui permettait le déplacement des unités : des « cartons perforés de 20 trous » groupés en deux dizaines organisées comme sur les plaquettes Herbinière-Lebert) et permettant d’accueillir des batônnets.
En 1962 les éditions Bourrelier éditaient un matériel nommé « Calcul facile » basé sur le domino au double 5 en quinconce : « Plaque de matière plastique percée de 10 trous disposés comme les points d’un jeu de domino.
Le travail de décomposition et de recomposition des nombres de la première dizaine peut se faire avec ce jeu qui comporte également de petits cubes à pression de 2 couleurs »[17]
En 1967 Max Benhaïm proposait dans L'Enseignement du calcul CP[18] de fabriquer pour la classe un matériel semblable.
Aujourd’hui encore ce type de matériel est un peu diffusé, par exemple par les éditions Celda sous le nom « Plaka 10 ».
Mentionnons enfin le manuel Nombres et problèmes au CP d’Yves Thomas et Magali Hersant, finalement non publié par les éditions Retz mais disponible en ligne[19]. Il s’appuie sur une utilisation privilégiée du dé [20] Yves Thomas considère, à la suite de Rémi Brissiaud, que « le comptage d’un en un ne prépare pas au calcul, il est plutôt un obstacle au calcul. » Et il juge que « les configurations du dé sont la représentation où il est le plus facile de se passer du comptage ». Sans l’expliquer ici [21], il ne reprend pas l’usage des configurations Herbinière-Lebert recommandées aussi par Rémi Brissiaud.
Il oppose plutôt le dé à d’autres représentations comme celles des doigts ou des réglettes graduées. Il considère à juste titre que « la réglette 5 ressemble beaucoup à celle qui représente 4 et à celle qui représente 6. La seule façon fiable de les distinguer sans erreur est de compter les cases. » Concernant l’usage de réglettes colorées comme celles de Cuisenaire, il juge que la couleur « introduit un élément qui n’a rien à voir avec le nombre et qui n’est pertinent qu’à l’intérieur de la méthode utilisée. Si l’on change de classe ou de méthode, une réglette bleue n’aura peut-être plus 5 cases. »
Concernant l’usage des doigts, il explique que « Si on sait reconnaitre les configurations des dés 2, 3 et 5, l’observation de ce dessin suffit à constater que 2 et encore 3 c’est la même chose que 5.
En revanche, la juxtaposition ou la superposition des représentations de 2 et de 3 à l’aide des doigts n’est pas la représentation standard de 5. Pour convaincre, à l’aide des doigts, que 2 et encore 3 c’est 5, on est amené à compter les doigts un par un. »
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Jean-Paul Fischer[22] date de la réforme de 1970 l’abandon général de toutes les constellations de points.
Rémi Brissiaud (1949-2020, cf. plus haut) contribua grandement à sortir les constellations (qu’il nommait plus souvent « collections-témoins organisées » ou « nombres figuraux ») de l’oubli, notamment celles du dé basées sur le repère 5 et celles d’Herbinière-Lebert mettant en valeur les doubles.
Rémi Brissiaud rappelle[23] qu'il y a 45 décompositions additives à deux termes des nombres jusqu'à 10. Il n'est pas raisonnable de vouloir entraîner les élèves à toutes les connaître au-delà du nombre 5 et beaucoup plus profitable de les familiariser avec les stratégies de décomposition les plus utiles pour faciliter les calculs : n+1, 5+n, doubles, doubles+1.
L'entrainement explicite à la décomposition n+1 (itération de l'unité) permet de comprendre que chaque nombre s'obtient en ajoutant une unité au nombre qui le précède dans la suite des nombres.
Pourquoi Brissiaud met-il en valeur le repère 5 ? Sans doute parce que la décomposition 5+n permet de s'appuyer sur la collection des doigts de la main qui est toujours à disposition. 5 est aussi un nombre facilement analysable en deux nombres inférieurs ou égaux à 3 (limite de la quantité d'objets appréhendable immédiatement).
Enfin, d’après Fischer[24], ce rôle privilégié que Brissiaud fait jouer à cinq dans son manuel de CP[25] « conduit à une originalité », à savoir la stratégie explicite de « passage du cinq »[26], réalisée ici notamment à l’aide des dés organisés autour de 5 + n (avec le personnage de Dédé) et de la « boîte de Picbille » (boîte de 10 cases alignées comportant une séparation entre les deux séries de 5 cases, chaque série étant occultable par un couvercle quand les 5 cases sont remplies). Cette stratégie de "passage du 5" pourrait permettre de faciliter les calculs en dessous de 10 et de préparer les stratégies de "passage du 10". Si je sais que 5+2=7, je peux trouver que 4+3=(4+1)+2 =7 ou bien que 4+3= (5+3)-1=7. Fischer montre dans son étude expérimentale que les élèves se saisissent effectivement de cette stratégie plutôt que de celles du comptage 1 à 1 ou du surcomptage et que cette stratégie « peut avoir un impact fortement significatif sur les procédures de calcul ou de récupération en mémoire des élèves. »
Dans les années 1950, Madeleine Abbadie préconisa de former la représentation des premiers nombres de manière plus régulière[27] : à partir de la représentation du nombre précédent (illustration ci-dessous). Elle remettait en valeur des configurations recensées par Albert Châtelet au Congrès international de l’enfance en 1931.
Pour Abbadie « il est très important de respecter les dispositions indiquées ci-dessous, car le principe à faire connaître à l’enfant est que chaque nombre est obtenu à partir du précédent par l’addition d’une unité. On ne doit donc jamais remanier le précédent groupement pour obtenir le nouveau. » (P. 25)
On trouve trace de cette réorganisation dans un matériel concret proposé à la fabrication par la revue L’Education enfantine[28] en 1949, introduit par Suzanne Herbinière-Lebert et présenté par M. Baujard : deux « planchettes » carrées munies aux quatre coins et au centre de pointes sur lesquelles peuvent être insérés des pions ronds troués en leur centre. Ces pions peuvent être ajoutés ou enlevés « pour réaliser tous les groupements globaux et toutes les combinaisons. » L’enfant doit anticiper le résultat d’un ajout ou d’un retrait ou dénombrer les jetons quand la planchette leur est montrée très brièvement. Les groupements « ’’privilégiés’’, mais non uniques », qui aident les enfants à mémoriser une quantité donnée » sont précisés pour les « institutrices débutantes ». Ces groupements devaient donc être assez répandus. Les voici :
En 1967 Max Benhaïm aussi choisissait, dans L'Enseignement du calcul CP[29], de suivre cette organisation plus régulière.
Rémi Brissiaud, de nos jours, recommande la même configuration[30] pour les dés (cf. image ci-dessous)
Cette réorganisation des points pour les nombres 2, 3, 6, 7 et 8 permet de mieux saisir que chaque nombre est formé à partir du précédent auquel on ajoute une unité. Elle permet aussi de retrouver plus facilement des configurations de nombres inférieurs dans celles des nombres supérieurs et ainsi de faciliter la décomposition des nombres (malgré tout moins efficacement qu'avec les configurations Herbinière-Lebert).
Abbadie écrit que, même en adoptant la disposition qu’elle préconise pour les dés et dominos, « le principal inconvénient de cette disposition est qu’elle ne permet pas, pour un nombre donné, le passage d’une de ses structures à une autre, sans déformer le groupement. Comme on le sait, l’enfant, qui est encore, à cet âge, difficilement convaincu que le nombre reste le même quelle que soit la place occupée par les éléments qui le composent, reste hésitant lorsqu’on veut lui faire constater que, par exemple, 7 c’est 5 et 2, mais aussi 4 et 3.
Les deux figures ne sont pas du tout comparables. Est-ce bien toujours de 7 dont il est question, du même nombre 7 ? »
Suzanne Herbinière-Lebert invoquait un argument similaire en faveur de ses plaquettes dans la notice accompagnant ce matériel dans les années 1960 destinée « aux école maternelles et aux cours préparatoires ». L’autrice insiste sur l’intérêt que l’enfant ne déplace pas les ronds qui figurent les unités. Un bâton placé horizontalement ou verticalement suffit pour décomposer. « Rien n’ayant été déplacé, [l’enfant] admet plus aisément que ces sommes sont équivalentes (on sait en effet, depuis Piaget, que pour l’enfant de 5 à 6 ans la conservation des quantités n’est pas assurée quand la forme change). »
Des réponses aux critiques de l’usage des constellations
Plus largement que le cas des constellations du dé, Jean-Paul Fischer[31] affirme que l’abandon général de toutes les constellations de points lors de la réforme de 1970 a deux explications. La première était explicitement évoquée alors : les élèves risquaient « une confusion entre le nombre et la disposition spatiale ». La seconde était implicite : le mouvement de réforme des programmes visait à « rendre la mémorisation inutile » ; or « la fonction majeure des constellations est, précisément, la mémorisation des premiers faits additifs (…) »
La deuxième critique a sans doute une portée que j’ignore et que je laisse de côté pour un examen ultérieur, mais elle porte certainement avec plus de pertinence, parmi les constellations, sur celles organisées de manière à d’abord faciliter la reconnaissance de chaque quantité sans forcément chercher à représenter chaque nombre à partir du précédent. Je parle notamment des dispositions des dés, dominos ou cartes à jouer organisées tantôt sur les doubles, tantôt sur le repère 5, tantôt à partir du nombre précédent, ou bien même des constellations comme celles de Böhme (1877) :
C’est ce que Mialaret appelait la « démarche plus souple, chaque nombre étant surtout associé avec le schéma le plus significatif, le plus parlant, le plus symétrique, avec celui qui achemine aux décompositions les plus intéressantes. »[32]
Le risque est ici réel d’un apprentissage par cœur sans suffisamment construire les nombres à partir des précédents et faciliter toutes leurs décompositions.
La critique porte encore davantage sur les constellations organisées comme des polygones réguliers qui tombent aussi sous le feu de la première critique (confusion entre le nombre et la disposition spatiale). Le risque est non négligeable, si elles sont privilégiées, que l’élève associe « carré » à « quatre » et « triangle » à « trois » sans mettre en relation les deux quantités et donc sans construire les nombres signifiés par les mots.
Concernant le risque de confusion entre le nombre et la disposition spatiale, il existe mais la plupart des manuels ne s’appuyaient pas sur une unique disposition spatiale.
Rémi Brissiaud répondait à cette critique par un juste usage des constellations que je résumerais ainsi :
1. Adopter plusieurs types de constellations
Brissiaud avançait que :
« L’usage des constellations a été critiqué, vers 1970, parce qu’il risque d’induire une confusion entre la forme et le nombre, alors que les enfants doivent apprendre que le nombre d’objets d’une collection est indépendant de la configuration spatiale privilégiée. Ce risque existe. Mais il peut être contenu par des pratiques pédagogiques favorisant la comparaison des différentes représentations des nombres parce que celles-ci correspondent à des configurations différentes[33]. »
Il suggérait de privilégier les représentations des décompositions suivantes pour les nombres entre 6 et 10 :
« À l’âge maternel, il semble raisonnable de se limiter à l’étude de trois types de décompositions des nombres entre 6 et 10 : celles qui résultent de l’itération de l’unité, celles qui utilisent le repère 5 et, enfin, celles qui expriment des doubles. Ainsi, 6 doit être compris comme 5-et-encore-1 et comme 3-et-encore-3 ; 7 doit être compris comme 6-et-encore-1 et comme 5-et-encore-2 ; 8 doit être compris comme 7-etencore-1, comme 5-et-encore-3 et comme 4-et-encore-4), etc. Dès lors, l’usage de collections-témoins qui sont organisées comme les doigts (repère 5) et de collections-témoins organisées à l’aide des doubles (les dominos de Herbinière-Lebert, par exemple) semblent évidemment des aides incontournables. »[34]
Pour s’appuyer sur le repère 5 Brissiaud avait choisi les dés reconfigurés, les mains (et les schémas de doigts) et les « boîtes de Picbille » puis les Noums (deux représentations alignées).
2. Varier les représentations pour une même décomposition et varier les décompositions pour une même représentation
Brissiaud considérait que pour éviter d’associer un nombre à une disposition dans l’espace il fallait d’une part varier les représentations d’une même décomposition et d’autre part varier les décompositions d’une même représentation (5 c’est non seulement 4 + 1 mais aussi 2 + 2 + 1 ou encore 3 + 2).
« En effet, les élèves doivent apprendre à reconnaître et à produire l'une et l'autre des deux constellations associées à ce nombre sous la forme : 2 points, 2 autres points et encore 1 (2 + 2 + 1).
De plus, la meilleure façon de se convaincre que chacune de ces constellations correspond à une collection de 5 points, bien que leurs configurations soient différentes, est de les analyser sous la forme 4 + 1 ou 2 + 2 + 1. On remarquera que pour chacune d'elles, cela se fait facilement de la manière suivante : dans le cas du dé, le cinquième point est placé à l'intérieur du carré formé par les quatre premiers, dans l'autre à l'extérieur. Le fait que de telles constellations différentes s'analysent de la même manière conduit les enfants à progresser vers l'idée que le nombre ne doit pas être confondu avec l'espace occupé, ni avec la répartition dans cet espace, idée que le programme invite à travailler (p. 14).
Il est important de souligner que, si la reconnaissance de ces constellations fait partie du programme, il ne faut pas se contenter d'une reconnaissance qui ne serait que figurale. Par exemple, pour reconnaître les 5 points en quinconce du dé, les enfants ne doivent pas se contenter de remarquer que, pris dans leur ensemble, ces points figurent une sorte de X. L'association du mot « cinq » avec l'image du X seulement est un savoir qui n'entretient aucun lien avec la notion de nombre et qui, même, éloigne de cette notion […]. Il faut faire en sorte que pour les élèves, ces images soient d'authentiques « nombres figuraux » et, donc, qu'ils sachent les analyser sous la forme « 4 et encore 1 » mais aussi « 2, encore 2 et encore 1 ». »[35]
3. Organiser mentalement n’importe quelle collection en s’appuyant sur les collections témoins organisées
Rémi Brissiaud va plus loin en insistant sur le fait que des collections témoins organisées sont « d’authentique nombres figuraux » si elles donnent « accès aux relations entre quantités » et ne sont pas de simples images enregistrées dans l’esprit de l’enfant. Par exemple un enfant doit dénombrer 6 doigts levés, même si on change les doigts. Ou encore : un enfant qui sait voir, dans les 5 points du dé, 4 et 1 ou 3 et 2, doit pouvoir analyser de la même manière d’autres collections conventionnelles ou non. Il prend aussi l’exemple de ces collections :
« Ces collections ne sont pas organisées de manière classique et pourtant, dès qu’un enfant analyse chacune de ces figures comme ayant 4 points sur la gauche et 1 point sur la droite, ou bien encore comme ayant 3 points en haut et 2 points en bas, il faut considérer ces collections comme des collections organisées. En effet, le mot « organisé » renvoie avant tout à une organisation mentale et c’est en variant l’organisation figurale que l’enfant accède à l’organisation mentale, jusqu’à analyser ainsi des collections qui n’ont plus aucune organisation figurale, l’enfant formant lui-même les groupements. Ainsi, si l’on voulait être précis, il faudrait parler de collections dont l’enfant sait analyser l’organisation figurale pour, dans un second temps, utiliser cette organisation alors qu’elle n’est plus prégnante de façon figurale. »[36]
Au regard des constellations du dé, quelle est l'originalité des plaquettes Herbinière-Lebert ?
Quelle est donc l’originalité profonde des plaquettes Herbinière-Lebert (et de leurs devancières allemandes) qui les rendent si dignes de l’attention des pédagogues ? Je retiens deux traits essentiels :
- Ce sont d’abord les seules collections-témoins organisées (avec dans une moindre mesure celle de Lay appuyées sur le repère 4) qui permettent de représenter toutes les décompositions des 10 premiers nombres sans « jamais remanier le précédent groupement pour obtenir le nouveau », (Abbadie). Chaque représentation d’une quantité est ainsi clairement et régulièrement formée à partir des précédentes, véritablement mise en relation grâce à des situations d’apprentissage adéquates, ce qui permet aux élèves de construire des représentations des nombres plutôt que de seulement mémoriser des organisations de points dans l’espace.
- Pour cette raison ce sont aussi les seules collections-témoins organisées qui peuvent représenter chaque quantité comme un tout manipulable (les plaquettes) : ces collections peuvent être jointes (et disjointes en passant par un échange) pour composer ou décomposer une quantité, sans besoin de déplacer chaque unité et de compter 1 à 1 au risque du numérotage.
Gonzague Jobbé-Duval
Extrait de mon étude des plaquettes Herbinière-Lebert et de leurs concurrents : http://goupil.eklablog.fr/les-plaquettes-herbiniere-lebert-1923-origines-concurrents-et-enjeux-a-a207526198
[1] FISCHER Jean-Paul, "La distinction procédural/déclaratif : une application à l'étude de l'impact d'un "passage du cinq" au CP. In Revue française de pédagogie, volume 122, 1998. Recherches en psychologie de l'éducation. Pp. 99-111. www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1998_num_122_1_1139
[2] Illustration extraite de LAY W.A., Fuhrer durch den ersten Rechenunterricht, Leipzig : 1914 (1ère édition 1897). Planche 1.
[3] GARCIN F., « Cours Pauline Kergomard. Initiation sensorielle au calcul. Conférence Herbinière-Lebert (suite) », L’Éducation enfantine, n°6, 10 janvier 1934.
[4] Ou un autre nombre mais c’est cette organisation là qui est mise en valeur dans l’article.
[5] Albert Châtelet : « J’aurais voulu pouvoir donner aux lecteurs des reproductions de quelques-uns des multiples matériels aussi ingénieux qu’élégants, qui figuraient dans les expositions du Cinquantenaire. J’ai du me borner à quelques images schématiques ; les dessins en ont été faits par M . Rousseau […] qui avait déjà dirigé […] l’exécution des tableaux pour l’illustration de la conférence. » (CHATELET, Albert, L’Apprentissage des nombres : examen de quelques méthodes d’initiation arithmétique pour les écoles maternelles et les cours préparatoires des écoles primaires. Conférence faite au Congrès de l’enfance le 31 juillet 1931, Paris : Bourrelier-Chimènes, 1932.)
[6] D’autant qu’Albert Chatelet fut directeur de l’enseignement du second degré (1937-1940). Il participa à la réforme avortée de Jean-Zay dont les principes furent repris par la commission Langevin-Vallon en 1946.
[7] Et par l’Association des inspectrices des écoles maternelles.
[8] Initiation au calcul, collection « Cahiers de pédagogie moderne pour l’enseignement du premier degré », Paris : Bourrelier, 1949. [Je cite la deuxième édition de 1950].
[9] En 1955 les éditions Bourrelier ne prendront pas parti : elles proposent des « timbres de dizaines » pour initier à la « construction du nombre » « basée sur la vision globale intuitive du nombre, soit en partant du groupe 5 (méthode Châtelet) […] Soit en partant du groupe 4 (Système Lay) ». Cf. Matériel et jeux éducatifs. Rentrée 1955, Bourrelier.
[10] RADTKA Catherine, « Aspects d’une trajectoire mathématique dans la France d’entre-deux-guerres : l’édition et le tournant pédagogique d’Albert Châtelet », Philosophia Scientiæ, vol. 22-1, no. 1, 2018, pp. 143-161.
[11] CHATELET Albert , J'apprends les nombres [livre de l’élève pour le CP], Bourrelier, 1947.
[12] MIALARET Gaston, Pédagogie des débuts du calcul, Fernand Nathan, 1955.
[13] FISCHER Jean-Paul, "La distinction procédural/déclaratif » (article cité, p. 103)
[14] Madeleine Abbadie, qui fut inspectrice générale à partir de 1968, resta 42 ans au Comité français de l’Organisation Mondiale pour l'Education Préscolaire (OMEP) où elle travailla avec Suzanne Herbinière-Lebert.
[15] ABBADIE Madeleine et BROSSAT Paulette, L'initiation au calcul dans les classes maternelles et enfantines, Paris : Armand Colin, 1958.
[16] Les éditions Bouche et Centre d’activités pédagogiques, d’après LEANDRI F. et BOULAY L., Le Matériel éducatif. Son utilisation pour les enfants de 4 à 7 ans, « Cahiers de pédagogie moderne », Paris : Bourrelier, 1956, p. 130.
[17] BANDET Jeanne (dir.), Cahiers de pédagogie moderne : Les débuts du calcul, Armand Collin, collection « Bourrelier », 1962, p. 123.
[18] Jour après jour. L'Enseignement du calcul. Cours préparatoire, livre du maître, Hatier, 1967.
[21] Dans un échange écrit, Y. Thomas me disait que les points du dé étaient plus faciles à reconnaître et donc plus adéquats en maternelle. Les plaques Herbinière-Lebert 7 et 9 ou 8 et 10 lui paraissaient difficiles à distinguer sans une grille de 10 cases. Pour l’élémentaire pourtant, il voyait bien l’intérêt des plaques HL : « les avantage de ces plaques sont beaucoup plus évidents pour l'élémentaire que pour la maternelle : différenciation graphique des nombres pairs/impairs, mise en évidence de propriétés (la somme de deux nombres impairs est toujours un nombre pair), comparaison de deux sommes facilitée (avec les dés, l'égalité de 6+3 et 5+4 n'est pas évidente). » Et « à l'élémentaire, un matériel qui permet d'envisager les décompositions de façon exhaustive me semble plus pertinent. » Mais c’est bien le dé qu’il a privilégié pour le CP en en faisant un très intéressant « éloge » par rapport aux réglettes graduées et aux doigts.
[22] FISCHER Jean-Paul, « La distinction procédural/déclaratif » (art. cité).
[23]BRISSIAUD Rémi, « Le nombre dans le nouveau programme maternelle : Deuxième partie ». Café pédagogique [En ligne] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/10/RBrissiaud09102015Article2.aspx
[24] FISCHER Jean-Paul, « La distinction procédural/déclaratif […] » (déjà cité).
[25] R. BRISSIAUD, P. CLERC et A. OUZOULIAS, J'apprends les maths : CP (livre du maître), Paris : Retz, 1991.
[26] Fischer note que ce rôle privilégié de cinq a été redécouvert « par les psycho-pédagogues, tant américains (e.g., Flexer, 1986) que japonais (e.g., Yoshida et Kuriyama, 1986) » Il note cependant les « réserves de Van Erp (1991) »).
[27] ABBADIE Madeleine et BROSSAT Paulette, L'initiation au calcul dans les classes maternelles et enfantines, Paris : Armand Colin, 1958.
[28] BAUJARD M. « Calcul », L’Education enfantine, 15 novembre 1949, 44ème année, N°3, p. 19-20.
[29] Jour après jour. L'Enseignement du calcul. Cours préparatoire, livre du maître, Hatier, 1967.
[30] BRISSIAUD Rémi, « Le nombre dans le nouveau programme maternelle : Deuxième partie ». (art. cité)
[31] FISCHER Jean-Paul, « La distinction procédural/déclaratif : une application à l'étude de l'impact d'un "passage du cinq" au CP », Revue française de pédagogie, volume 122, 1998. Recherches en psychologie de l'éducation. pp. 99-111.
[32] MIALARET Gaston, Pédagogie des débuts du calcul, Fernand Nathan, première édition 1955 (citations identiques dans l’édition remaniée en 1965 et préfacée par Suzanne Herbinière-Lebert), p. 26-45.
[33] Rémi Brissiaud (dir.), J’apprends les maths avec Tchou – CP. Livre du maître, Retz, 2009, p. 18
[34] BRISSIAUD Rémi, « Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? Une ressource à restaurer : un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. Contribution aux travaux des groupes d’élaboration des projets de programmes C2, C3 et C4 » P. 18-20. URL :http://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/83/4/Brissiaud_Remi_-_Chercheur_-_CSP_Contribution_362834.pdf
[35] BRISSIAUD Rémi, « Le nombre dans le nouveau programme maternelle : Deuxième partie ». Café pédagogique [En ligne] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/10/RBrissiaud09102015Article2.aspx
[36] BRISSIAUD Rémi, « Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ? » (Déjà cité) http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques/Brissiaud_UneRessourceaRestaurer.pdf