Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ressources et idées pour l'école primaire. Décomposition des nombres, poésie, pédagogie

L'originalité d'Herbinière-Lebert par rapport à Montessori

D’après Catherine Berdonneau[3] c’est en « s'inspirant d'une disposition utilisée avec de petits cubes par Maria Montessori » que Suzanne Herbinière-Lebert a créé ses plaquettes.

Est-ce vraiment le cas ? Quel matériel Montessori pourrait être la source évoquée ? Menons l’enquête.

Dès 1911 Maria Montessori décrit dans Pédagogie scientifique une configuration d’objets (des cubes ou d’autres objets) assez semblable à celle des plaquettes Herbinière-Lebert, qui met aussi en valeur la distinction entre les nombres pairs et impairs. L’exercice consiste pour un enfant à associer une quantité d’objets à un nombre dans son écriture chiffrée. L’enfant va chercher les objets sur le bureau de l’éducatrice en les comptant un par un et les ramène à sa table en les disposant, sous les cartons des chiffres, « en colonnes de deux, et si le nombre est impair, il place l’objet non apparié en bas, entre les deux derniers objets ». Voici le schéma de l’auteure :

 

Montessori

On remarquera toutefois les importantes différences de cet exercice avec les plaquettes Herbinière-Lebert :

-        il ne s’agit pas de plaques au contour et à la disposition des éléments fixes mais d’objets déplaçables ;

-        l’élément non apparié n’est pas disposé de manière à ce qu’on puisse simplement lui ajouter un élément pour former le nombre supérieur ;

-        le matériel ne vise pas la (dé)composition des nombres (contrairement aux barres rouges et bleues de Montessori qui permettent notamment  de comprendre qu’un nombre s’obtient en ajoutant 1 au nombre précédent et qu’on peut former le nombre 10  avec différentes additions de nombres), même s’il sert aussi à une première compréhension de la division par deux. 

Montessori division par 2

 

Suzanne Herbinière-Lebert a-t-elle eu connaissance de ces exercices Montessori ? Ce qui est certain c’est qu’elle entretenait une familiarité avec la pédagogie Montessori et l’actualité pédagogique internationale puisqu’elle organisa le premier Congrès international de l’enfance en  1931 au cours duquel fut présenté une partie du matériel Montessori. Plus tard elle présenta personnellement l’œuvre de Maria Montessori en plusieurs occasions :

-        En 1943 elle publie un article intitulé « L’œuvre de M. Montessori »[4].

-        En 1952, encore : « L’œuvre de Maria Montessori et l’école française »[5] et « Maria Montessori »[6].

-        Dans le livre de Ch. Charrier[7], qu’elle complète en 1955, elle reprend même sans rien y changer le résumé de l’exercice montessorien d’association d’une quantité à une écriture chiffrée… Mais le résumé ne mentionne pas la disposition mettant en valeur la parité.

-        Dans son Cahier de calcul combien font ? (1956), Herbinière-Lebert reproduit par ailleurs ponctuellement des barrettes de perles Montessori.

-        En 1961 elle publie encore un article dans le bulletin Association Montessori de France[8].

-        Et en 1968 à nouveau dans une publication de l’OMEP[9].

Si elle est familière de l’œuvre de Montessori, connaît-elle précisément dès les années 1920 la disposition en deux colonnes des cubes (ou objets) dans l’exercice montessorien de production d’une quantité correspondante à son écriture chiffrée ?

Nous avons vu qu’elle ne mentionne pas cette disposition dans la description de l’exercice qu’on trouve dans le livre de Charrier mis à jour par ses soins.

En revanche, un hommage explicite à Montessori est bien fait dans la première présentation des plaquettes Herbinière par le catalogue Nathan (1931), dont on peut penser qu’elle fut endossée sinon écrite par Suzanne Herbinière-Lebert : « Guidée par ce principe montessorien qui consiste à matérialiser chaque quantité et à la présenter sous la forme d’un tout, Madame Herbinière-Lebert, modifiant heureusement l’idée initiale, adopte la présentation des quantités sous l’aspect de figures numériques qui préparent leur analyse, favorisent leur perception intuitive et permettent l’apprentissage des nombres par la méthode globale. »[10]

« Matérialiser chaque quantité et […] la présenter sous la forme d’un tout » : tel n’est pas l’objet de l’exercice montessorien où apparaissent les deux colonnes de cubes, mais plutôt celui de l’exercice montessorien des barres rouges et bleues, à propos duquel Maria Montessori énonce : « L’importance de ce matériel fondamental  est qu’il donne une idée claire du nombre. En effet, quand un nombre est nommé il existe comme un objet, une unité par lui-même. […] Quand un enfant nous montre le 9, il manipule une barre inflexible – un objet complet en lui-même et pourtant composé de neuf parties égales qui peuvent être comptées. »[11]herbiniere_lebert_plaquettes

Le « jeu B » d’Herbinière-Lebert – les « plaquettes en relief avec éléments fixes » - s’inspire bien de ce principe tout en en renforçant la « figure » propre à chaque nombre, ce qui rend inutile le comptage 1 à 1 : « Madame Herbinière-Lebert, modifiant heureusement l’idée initiale, adopte la présentation des quantités sous l’aspect de figures numériques qui préparent leur analyse, favorisent leur perception intuitive et permettent l’apprentissage des nombres par la méthode globale »[12]

Produire une quantité correspondant à l’écriture chiffrée  d’un nombre – objet de l’exercice montessorien avec disposition en deux colonnes – pourrait tout de même être l’objet du « jeu A »  (plaquettes trouées avec éléments mobiles) puisqu’un chiffre figure au bas des plaquettes et que des unités mobiles peuvent être insérées dans les trous de la plaquette. Mais tel n’est pas son objet. Les plaquettes trouées Herbinière-Lebert sont accompagnées de « bouchons aux sections coloriées, chacune d’une couleur différente, les mêmes pour chaque bouchon […] Il conduit peu à peu l’enfant de 4 à 6 ans à la connaissance globale, puis analytique des quantités qui peuvent se décomposer aisément, grâce à la mobilité des éléments à compter ; les trous à fond coloré maintiennent la figure de la quantité étudiée qui demeure un témoin de l’expérience. »

 Tandis que l’exercice montessorien avec présentation des unités en deux colonnes vise à savoir compter des unités séparées en gardant mémoire du nombre demandé : l’enfant doit aller compter une par une des unités à rapporter au bureau et les disposer sous le chiffre correspondant. Pour vérification, l’enseignante se contente aussi de compter les unités. La disposition  des unités  n’est utilisée que pour distinguer pairs et impairs et plus tard pour diviser par deux. Nulle part n’est mentionné que l’enfant serait censé mobiliser sa mémoire de la disposition finale des unités.[13]

L’enjeu de tous les premiers exercices portant sur les chiffres est pour Montessori d’entrer dans l’abstraction. La disposition des unités importe peu en tant que telle : c’est le nombre sous son écriture chiffrée qui rassemble les unités en un tout et non plus les barres rouges et bleues :

« L’enseignement des chiffres marque une avancée par rapport aux barres dans la démarche du comptage d’unités séparées. Quand les chiffres sont connus, ils serviront la même finalité dans l’abstrait que les barres servent dans le concret, c’est-à-dire qu’ils permettront d’unifier en un tout un certain nombre d’unités séparées […] Un des premiers exercices sera de placer les cartes où le nombre est écrit au-dessus des barres arrangées de manière graduée. […] Après cet exercice vient ce que nous pourrions appeler « l’émancipation » de l’enfant. Il a apporté ses propres chiffres avec lui  et, à présent, en les utilisant il saura comment grouper ensemble les unités. […] L’exercice consiste à placer en face d’un chiffre le nombre d’objets qu’il indique. Dans ce but l’enfant peut utiliser la boîte […] divisée en compartiments. […] Un autre exercice consiste à disposer tous les chiffres sur la table et à placer au-dessous le nombre correspondant de cubes, jetons, etc. »[14]

Pour confirmer ces réflexions, je peux enfin m’appuyer sur ma découverte tardive de la première présentation des plaquettes Herbinière, en 1926 dans L’Éducation enfantine[15]. Suzanne Herbinière-Lebert énonce clairement : « Nous avons repris l’idée qui conduisit Mme Montessori à établir ses barres et ses chaînes de perles, idée consistant à matérialiser chaque quantité et à la présenter sous la forme d’un tout. Mais nous n’associons pas la notion de quantité à une longueur comme dans les barres, à une longueur et une couleur comme dans les chaînes de perles mais à une forme, à un plan, qui nous paraissent plus concrets encore. »

Voici donc une autre différence avec le matériel Montessori : la forme et le plan plutôt que la couleur et la longueur pour matérialiser les quantités sous la forme d’un tout.

En conclusion, les plaquettes Herbinière-Lebert poursuivent un objectif voisin de celui des barres rouge et bleue Montessori au moyen d’une disposition spatiale voisine de celle de l’exercice montessorien d’association d’une quantité à un nombre, mais nous ne savons pas de manière certaine si cette disposition a été empruntée à Maria Montessori. Quoi qu’il en soit le matériel Herbinière-Lebert fait preuve d’une originalité incontestable à la fois dans sa conception matérielle et dans son utilisation.



[1] Un nombre figuré est le cardinal d’un ensemble fini de points agencés selon une figure géométrique régulière et polygonale.

[2] FISCHER Jean-Paul, « La distinction procédural/déclaratif : une application à l'étude de l'impact d'un "passage du cinq" au CP », Revue française de pédagogie, volume 122, 1998. Recherches en psychologie de l'éducation. pp. 99-111. Il date les premières représentations du pédagogue allemand Hentschel au XIXe siècle. Voir surtout : FISCHER Jean-Paul, L’Enfant et le comptage, Strasbourg : IREM, 1982. [Une seule bibliothèque universitaire en possède un exemplaire.]

[3] BERDONNEAU Catherine, Mathématiques actives pour les tout-petits, Hachette éducation, 2005. P. 216.

[4] Suzanne Herbinière-Lebert, « L’œuvre de M. Montessori » in Bulletin national de l’enseignement primaire, n°3, mars 1943. Conservé aux Archives départementales de la Drôme dans le fonds 2828W de l’Union drômoise de la Légion française des combattants.

[5] HERBINIERE-LEBERT Suzanne, « L’œuvre de Maria Montessori et l’école française », Les Conférences de l’école des parents, N° 8, juillet 1952.

[6] HERBINIERE-LEBERT Suzanne, « Maria Montessori », L’Éducation enfantine, n°9, 1952.

[7] CHARRIER CH., La pédagogie vécue à l’école des petits, Fernand Nathan, collection « Préparation aux examens pédagogiques », 1934. Edition de 1955 « mis à jour et complété par Mme Herbinière-Lebert »

[8] N°31. Décembre 1961

[9] HERBINIERE-LEBERT Suzanne, « Mes rencontres avec M.Montessori », in Journée Internationale de l'O.M.E.P., Paris, 9 mars 1968, pp. 13-17.

[10] Librairie Fernand Nathan, Catalogue raisonné du matériel didactique et des publications à l’usage des écoles maternelles, jardins d’enfants, classes enfantines,n°1, 1931.

[11] MONTESSORI Maria, Dr Montessori’s Own Handbook, New-York : Frederick A. Stokes Company, 1914, p. 107 [ma traduction].

[12] Librairie Fernand Nathan, Catalogue raisonné du matériel didactique et des publications à l’usage des écoles maternelles, jardins d’enfants, classes enfantines,n°1, 1931.

[13] Cf. MONTESSORI Maria, Pédagogie scientifique,

[14] MONTESSORI Maria, Dr Montessori’s Own Handbook, New-York : Frederick A. Stokes Company, 1914, p. 109-111. [ma traduction]

[15] HERBINIERE-LEBERT Suzanne, « Initiation sensorielle au calcul », L’Éducation enfantine, n°1, 1er octobre 1926.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article