Ressources et idées pour l'école primaire. Décomposition des nombres, poésie, pédagogie
Le premier inventeur d’un tel matériel de base 10 fut le Suisse Jakob Herr (1784-1864) en 1836. Heer fut professeur de mathématiques et pasteur. Il fonda une école privée dans l'esprit de Pestalozzi. Il fut aussi inspecteur scolaire cantonal et co-rédacteur en chef pendant 10 ans du premier grand magazine pédagogique suisse : l'Allgemeine Schweizerische Schulblatter.
Le matériel de Heer, décrit en 1836 dans son Methodisches Lehrbuch des Denkrechnens, sowohl im Kopfe als mit Ziffern, für Volksschulen, se compose de cubes-unités d’1 pouce d’arête, de barres longues de 10 cubes, de plaques carrées ayant la forme de 10 barres juxtaposées (100 cubes) et d’un cube ayant la forme de 10 plaques superposées (1000 cubes). Les plaques et les barres sont divisées par des lignes incisées et noircies de sorte qu'elles semblent être constituées uniquement de cubes.
Ce dispositif n’était pas destiné à enseigner les opérations arithmétiques. Heer le recommandait uniquement pour la représentation du système décimal.
Heer inaugura dans les pays germaniques toute une tradition d’aides didactiques selon son procédé : Otto Kramer en 1844 ; von Graupner en 1888, P. Mittman en 1898 avec son matériel aux unités non marquées sur lequel 5 unités successives sont colorées d’une couleur distincte ; Bopp, Lutz et Koehler avec leurs aides pédagogiques pour le système métrique ; Koepp et son calculateur de fraction décimale en 1872.
Aux Etats-Unis Daniel W. Fish décrivit en 1883 une symbolisation du système décimal sous la forme de cubes-unité, barres de 10 cubes, plaques quadrillées de 10x10 cubes et grand cube de 10 x 100 cubes-unités. Mais les cubes sont décrits comme étant groupés 1 par 1. Ils ne semblent pas être d’emblée assemblés solidement en barres, plaques ou cubes. Et aucun matériel artisanal ou manufacturé correspondant n’est promu dans le manuel ni ne sert de support aux exercices.
Le Britannique Adolf Sonnenschein (1825-1913), auteur avec Henry Arthur Nesbitt en 1870 de The Science and Art of Arithmetic for the Use of Schools. Pt. I, II, III. (London), breveta un « Arithmometer » dont la version améliorée « Improved Arithmometer » fut médaillée d’argent à l’Exposition de Paris en 1878. L’appareil permettait de « rendre visible et tangible toutes les opérations arithmétiques de la numération à l’extraction des racines ».
Une première boite comprenait : 100 centimètres cubes appelés « cubes », noirs ou blancs ; 20 douelles[1] ou lattes (« staves ») mesurant chacune 1 décimètre de long et 1 centimètre de largeur et de profondeur. Les douelles comportent sur une face un papier alternant des carrés noirs et blancs. L’une des douelles est articulée (grâce au papier collé sur une face, si je comprends bien) pour montrer ses unités de base.
Une deuxième boite contenait 10 plaques rigides recouvertes d’un papier figurant un damier aux dimension des cubes-unités de base.
Une troisième boite, plus longue, contenait : une « grande douelle » consistant en un cadre d’1 mètre de long, large et profond d’1 décimètre ; une « grande plaque » consistant en un cadre d’1 mètre de longueur et de largeur, profond d’1 décimètre ; une « grande boite » consistant en un cadre d’1 mètre cube. La grande plaque et la grande boite pouvaient être pliées pour gagner de la place.
Au Royaume-Uni le National Museum of Science and Industry conserve deux de ces boites (photo ci-dessus à gauche).
En Belgique M. Schoonbrood commercialisa un “rekenlessenaar” en 1898 comprenant cubes-unités, barres de 10 cubes et plaques de 100.
https://onderwijsgeschiedenis.nl/
[1] Une douelle, ou douve, est une pièce en bois de chêne qui forme avec d'autres la paroi des tonneaux.
Le Français Jacques Camescasse (1869-1941), comptable et militant espérantiste, breveta et diffusa en 1910 un système de cubes en bois rouge ou blanc assemblables par toutes leur faces au moyen de réglettes en acier, sous le nom d’Initiateur mathématique, qui fut produit à nouveau à partir de 1931 par la coopérative du mouvement Freinet. Les cubes pouvaient être assemblés en barres de 10, en plaques de 100 ou en cubes de 1000 et pouvaient adopter de nombreuses autres configurations.
Camescasse ne voulait pas de plaques en un seul morceau : "En effet [la] supériorité [de l'Initiateur] sur les jeux de même but existant depuis longtemps en Belgique, en Suisse et en Allemagne, vient d'abord de ceci, que, par la composition et la décomposition fréquente des assemblages de cubes, l'enfant acquiert une compréhension bien plus vive, bien plus CERTAINE, des rapports entre les unités et les ensembles. L'existence de ces planchettes [en un seul morceau] conduirait inévitablement certains éducateurs à pousser trop tôt leurs élèves dans le domaine de l'abstraction. Elles supprimeraient l'occasion de combinaisons aussi fécondes pour ceux-ci qu'imprévues pour nous-mêmes, et dont d'ailleurs beaucoup nous échappent. Les jeux des enfants guident souvent l'éducateur attentif."
L'intérêt majeur du matériel Camescasse est soulignée par Carlo Bourlet dans l'article "Mathématiques" du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire édité par Ferdinand Buisson en 1911 :
« l'un des procédés les plus féconds pour exercer l'enfant à compter, pour lui donner une idée juste de la numération et le préparer au système métrique, est l'emploi des cubes assemblables de « l'Initiateur mathématique » de M. Camescasse, qui présentent le grand avantage de mettre des objets dans les mains des enfants eux-mêmes. […] Ici encore, en employant judicieusement les cubes assemblables de M. Camescasse, on arrivera à bien faire saisir aux élèves la dépendance des diverses unités entre elles. C'est dans cette dépendance des diverses unités que consiste tout notre système de numération. »
Maria Montessori vint plus tard, en 1916. Elle fut une sorte de parenthèse féconde :
Helène Lubienska de Lenval, disciple de Montessori qui organisa le premier cours international Montessori en France, si elle assuma et propagea le matériel connu aujourd’hui sous son nom, n’en fut pas l’inventrice. Ce fut son mari, Zbigniew Antony Lubienski (qui prit plus tard le nom de Roland Wentworth Lubienski) vers 1933. Sa prétention à améliorer le procédé Montessori lui valut de perdre la faveur de la pédagogue. Voir mon article ici.
Son « matériel concret », fabriqué en bois et de couleur naturelle, comprend des cubes unité d’1 cm d’arête, des barres graduées de 10 unités, de plaques carrées de 100 unités et des cubes de 1000 unités. Le matériel permettait d’introduire au système décimal, à sa notation positionnelle et aux principales opérations.
Hélène Lubienska utilisait par ailleurs un « matériel symbolique » qui comprenait des cubes rouge représentant la centaine, des cubes bleus représentant la dizaine et des cubes jaunes l’unité. L’élève pouvait les aligner pour comprendre la notation positionnelle en base 10 ou bien agencer les cubes d’une manière particulière qui permettait de représenter la multiplication et la division.
En Australie William Richard HILL commercialisa en 1920 les "Hill's Constructive Counters" aux cubes rouges et blancs. Voir mon article ici.
Zoltan Päl Dienes enfin, au début des années 1960, inventa d’abord un matériel similaire dans d’autres bases que 10 (bases 3 et 4 au départ) et ce fut là son originalité. En effet son but n’était pas de simplement illustrer le système décimal ou de faciliter les opérations mais de mettre les enfants en situation de recherche et de leur permettre d’atteindre une « vue d’ensemble des propriétés des opérations élémentaires des nombres[1]. » Ultimement le matériel appelé Multi-base Arithmetic Blocks (MAB) fut produit dans les bases 2, 3, 4, 5, 6 et 10.
L’invention de Dienes s’inscrivait dans un effort de dépassement de la pratique scolaire d’un simple entrainement au calcul et d’une réponse mécanique aux questions de l’enseignant. Elle avait aussi un cadre théorique nouveau, comme en témoigne l’introduction de son ouvrage de 1964 pour les instituteurs :
« Le nombre est une abstraction. Les nombres n’ont pas d’existence réelle. Les nombres sont des propriétés relatives à des ensembles d’objets, non aux objets eux-mêmes. La propriété désignée par « deux » ne pourra jamais s’appliquer à des objets définis, à des évènements, ou à des entités de nature quelconque mais seulement à des ensembles de tels objets, évènements ou entités. C’est pourquoi il existe un monde intermédiaire entre le monde des objets et celui des nombres, à savoir le monde des ensembles. Jusqu’à une époque récente, ce monde ne faisait pas partie des situations vécues dans nos écoles et restait réservé aux étudiants des Universités. Les pages qui suivent expliqueront comment on peut introduire les ensembles en premier lieu, de manière à s’en servir ensuite pour construire les nombres. »[2]
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Je reviendrai un peu plus longuement sur ces différents matériels pédagogiques.
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En 2024 est paru un article où je reprends et développe plusieurs éléments mentionnés ici :
JOBBE-DUVAL G., "De la Suisse aux étagères de la classe : les blocs de base 10", in APMEP Au fil des maths. N° 553. 24 septembre 2024, https://afdm.apmep.fr/rubriques/sommaire/n553/#more-40834
[1] Dienes, La mathématique moderne (1964), p. 67.
[2] DIENES, Z. P., La mathématique moderne dans I ’enseignement primaire, Paris : OCDL, 1964. P. 12.