Ressources et idées pour l'école primaire. Décomposition des nombres, poésie, pédagogie
Comment Célestin Freinet et Maria Montessori envisagent-ils la liberté de l'enfant ? Plutôt que de comparer les deux corpus, j’ai choisi un raccourci : étudier le jugement de Freinet lui-même sur son illustre devancière. J’aurais souhaité étudier le jugement réciproque de la pédagogue italienne, mais je n’ai pas trouvé de sources sur cette question.
Célestin Freinet appuie le jugement d’Adolphe Ferrière qui loue Montessori d’avoir « appliqué la première la méthode de choix libre de l’enfant ». « D’autres, avant Mme Montessori, avaient vu le rôle que devait jouer la spontanéité dans une éducation bien comprise. Mais nul n’avait encore réalisé une liberté aussi complète dans une classe pourtant nombreuse ».[1] Il affirme que :
Mme Montessori a été la première à montrer que l’enfant, riche ou pauvre, est le paria de la société, qu’il est contraint de vivre dans un monde qui n’est ni à sa mesure ni à son rythme, et qu’un changement considérable se produit le jour où l’on se préoccupe de donner à l’enfant la possibilité de vivre sa vie. […] Se mettre au service de l’enfant, l’aider à réaliser sa vie, accepter son rythme et ses modes de penser et d’agir, là réside la grande révolution qui en bouleversant les rapports scolaires, rénove radicalement la pédagogie. Nous en avons, pour notre part, tenu le plus grand compte. Et l’Imprimerie à l’École oblige l’adulte à se mettre au pas de l’enfant, à préserver son rythme, sa pensée, les formes même de sa construction individuelle.[2]
Il ajoute[3],[4] que « La trouvaille géniale qui a illustré le nom de Mme Montessori est justement d’avoir rendu pratique, au moins dans une certaine mesure, l’auto-éducation des jeunes enfants. » Freinet cite la voie poursuivie par l’auteure de Pédagogie scientifique :
« nous ne devons pas nous poser le problème de l’éducation comme la recherche des moyens d’organiser la personnalité intérieure de l’enfant et d’en développer les caractères particuliers, mais uniquement comme le moyen de lui présenter l’aliment qui lui est nécessaire ». Mme Montessori a voulu placer ses élèves dans un milieu favorable à l’auto-éducation. […] Dans ce milieu, l’influence directe de l’institutrice est réduite au minimum. « Chaque enfant s’occupe de l’objet choisi, le temps qu’il veut, et cette volonté correspond à la nécessité de la maturité intime de l’esprit, maturité qui demande un exercice constant, prolongé dans le temps. Aucun guide, aucun maître ne pourrait deviner l’exigence intime de chaque élève et le temps de maturation nécessaire à chacun ; mais c’est l’enfant lui-même qui nous les révèle dans la liberté. »
Freinet partage avec Maria Montessori un même matérialisme pédagogique mais il porte un jugement contrasté sur le matériel de la pédagogue au regard de la liberté de l’enfant.
Freinet sait apprécier que « Mme Montessori a fait faire un pas immense à l’éducation maternelle parce qu’elle a créé un matériel qui rend inutile l’intervention permanente de l’éducatrice à laquelle on demande avant tout du calme, de la compréhension et de l’amour. » Il fait l’éloge de ces pédagogues, dont il fait partie, qui « découvrent des techniques applicables sans dons spéciaux et en toutes circonstances ». Il suffit aux enseignants de ressentir « le besoin de rénover leur enseignement. Nos techniques, basées sur notre matériel, feront le reste. » [5] Il loue aussi Montessori pour « l’adaptation du matériel à la taille et aux besoins de l’enfant »[6], pour avoir « l’une des premières, fait passer sur le terrain de la pratique, la nécessité de réaliser enfin une école à la mesure de l’enfant, avec l’enfant comme centre et but, par des techniques permettant aux personnalités de s’élever et de s’affirmer. » [7]
Mais la pédagogue italienne prétend avoir fondé scientifiquement son matériel de telle manière qu’il apparait définitif. Or, « il n’y rien de plus dangereux qu’une méthode qui se fixe, qui se fige dans sa forme, et qu’un auteur qui tient pour intangible son système ’’breveté’’ »[8] Par opposition à une pédagogie par trop « scolastique »[9], Freinet se réclame de Claude Bernard pour prôner une « méthode expérimentale permanente » appuyée sur une « Guilde de travail pédagogique »[10] plutôt que sur des « admirateurs ».[11] « Les solutions, direz-vous ! Nous manquerions à notre méthode scientifique si nous prétendions vous en apporter de définitives. Nous vous offrons des solutions possibles, que nous avons expérimentées collectivement selon la méthode scientifique, en éliminant, dans l'expérience et par l'expérience, les procédés et le matériel qui se sont révélés comme insuffisants. »[12] Freinet donne en exemple la pensée « essentiellement mouvante » des grands pédagogues » et assène que « si Decroly ou Montessori revenaient (nous parlons de la Montessori scientifique des années de production et non de l'éducatrice qui s'est suicidée avec le régime mussolinien), ils jetteraient bas nos chapelles comme ils avaient secoué en leur temps les chapelles de leurs réactions ». [13]
Après un séjour en Russie soviétique, Freinet juge le matériel Montessori trop souvent artificiel, pas assez utile, vivant, concret et productif.
Les jeux notamment imaginés par Mme Montessori sont effectivement un travail pour les enfants en ce sens qu’ils exigent une activité multiple – manuelle et intellectuelle - et qu’ils éduquent tout en amusant. Mais ces jeux ont trop souvent un caractère fictif ; le but - utile - n’en apparaît que rarement. Les russes veulent que, dès cet âge, on donne comme fin à l’activité scolaire un travail réellement utile. […]Tout en employant du matériel montessorien ou froebélien, on tâche de rendre le travail vivant et productif. On laisse les enfants s’exprimer librement par le dessin - on dessine énormément à l’école russe - par le modelage et les travaux manuels en général, par la musique et le théâtre. Travaux manuels en commun, musique et théâtre ont de plus cet immense avantage de préparer de bonne heure à la vie et au travail collectif. […] En dehors de l’école, les enfants sont mêlés de très bonne heure à la vie publique. Ils participent aux fêtes, aux manifestations de masses. Tout cela contribue nécessairement à une formation non pas abstraite, mais actuelle et humaine.[14]
Fondamentalement, Freinet oppose à un matériel précontraint, le tâtonnement expérimental de l’enfant et les outils de la vie courante :
Les méthodes les plus perfectionnées - celle de Mme Montessori par exemple - n’ont pas envisagé la vie de l’enfant dans sa complexité diverse, mais une éducation systématique qui limite le tâtonnement à un certain nombre d’activités bien définies, préparées et prévues à l’avance par l’éducateur. De ce fait l’École maternelle, même chez Mme Montessori, reste un coin de jardin d’acclimatation - un coin moderne, il est vrai - où l’on a groupé sur l’espace réduit dont on disposait les objets indispensables à un minimum d’activité de l’enfant. L’adulte élimine d’autorité les possibilités de toutes les expériences préliminaires; il supprime un certain nombre de marches; il va à ce qu’il suppose être l’essentiel: boutonner et lacer pour savoir mieux s’habiller ; ajuster et comparer formes et couleurs pour aiguiser le sens de la vue et du toucher ; suivre des doigts les rainures rugueuses pour s’initier aux gestes primordiaux de l’écriture. Mais la réalité de la vie déborde à tout instant de ce cadre formel toujours étriqué, comme pour nous rappeler qu’il est vain de vouloir l’asservir à nos méthodes, mais que ce sont celles-ci qui doivent s’enrichir et s’assouplir pour servir et épanouir la vie […] Plus que les emboîtements et les pyramides, l’enfant recherche spontanément l’emploi des outils; rien ne l’enchante plus qu’un marteau, une scie, un chariot, une trottinette ou une bicyclette.[15]
Ce risque d’« asservissement de l’enfant » au matériel pédagogique et donc à l’autorité de l’adulte, Freinet pense qu’il mène à un automatisme contraire à l’apprentissage naturel de l’enfant, à une réduction de ses possibilités de vie.
L’enfant s’absorbe dans les emboitements Montessori comme il s’absorbe dans le meccano. Or, sans entrer aujourd’hui dans le détail de la discussion, nous nous demandons si ce n’est pas là une dangereuse exaltation des tendances enfantines à l’automatisme manuel. Nous avons constaté, pour notre part, que cet automatisme abrutissait dans une certaine mesure, en réduisant leurs possibilités de vie, en minimisant leurs réactions, certains enfants habitués à la vie active. Et nous préférons de beaucoup voir deux de nos fillettes jouer tout le jour à Papa-Maman dans le champ. Dangereux automatisme aussi dans ce que Mme Montessori prend pour des conquêtes mathématiques. Savoir extraire la racine carrée, sans comprendre ! Ne vaut-il pas mieux avoir oublié, ou n’avoir jamais acquis l’automatisme mais être capable d’inventer, ou de retrouver la technique ?[16]
Cette diminution de l’autonomie de l’enfant par l’automatisme prend toute sa dimension politique dans une remarque de Freinet en 1963 lors de la visite d’une école Montessori possédée par un groupe d’aciéries milanaises : « nous venons d’assister au préapprentissage des futurs ouvriers, qui, dès le jeune âge, sont conditionnés aux gestes d’obéissance et d’automatisme des chaînes. »[17]
Cette dimension politique, on la retrouve dans les remarques de Freinet sur le coût excessif du matériel Montessori pour les écoles du peuple[18],[19],[20]
De même, Freinet qui lutta par tous les moyens contre la misère matérielle et l’insalubrité de ses premières classes, qui organisa des coopératives pour les travailleurs locaux et paya le prix de son engagement, admet mal certaines remarques des œuvres plus tardives d’une Montessori « catholique et fasciste » concernant les bienfaits de sa méthode pour le métabolisme de l’enfant par l’influence du psychisme :
Le psychisme ne permettra pas à l’enfant de respirer de façon idéale dans une atmosphère surchargée[21] ; la méthode Montessori peut donner à l’enfant un air plus éveillé, mais il est certainement faux d’avancer « qu’elle les rend bien portants, comme s’ils avaient fait une cure d’air et de soleil ». Nous touchons là une des faiblesses radicales de la pédagogie Montessorienne. Après avoir parlé des nécessités sociales autour des vies d’enfants, elle craint d’affronter les grands de ce jour qui maintiennent le taudis et la misère ; elle se cantonne dans son rôle de pédagogue en reniant elle-même toutes ces influences décisives qu’elle avait dénoncées. [22]
Le comble pour Freinet tient dans les tentatives de Maria Montessori « d’adapter sa pédagogie, son matériel, sa méthode à l’œuvre de bourrage et d’oppression que poursuit en tous temps l’Église. […] Si la méthode Montessori mène à ce bourrage, c’est là une drôle de libération. »[23] « Spiritualité, certes ! Nous n’en sommes point ennemis. Mais encore faut-il savoir d’où vient cette spiritualité et s’il est bien utile d’avoir libéré l’enfant des adultes pour le charger à nouveau de la tyrannie des mots et des conceptions philosophiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont fait leur temps. »[24]
L’autorité de l’adulte, de ses conceptions et de ses suggestions étrangères aux besoins et au chemin propre de l’enfant, est introduite, selon Freinet, au mépris des conceptions mêmes de la pédagogue italienne :
Nous croyions qu’elle voulait placer les enfants au centre même de la vie, et écarter d’eux à tout jamais les abstraites constructions adultes qui les surprennent, les éblouissent, les empêchent de se réaliser et entravent constamment ces merveilleuses « explosions montessoriennes ». Et, sous prétexte de « formation religieuse », elle les soumet paradoxalement à l’une des plus dangereuses suggestions que puissent manier les éducateurs. [25]
Concernant le fascisme attribué à Maria Montessori, il faudrait nuancer le jugement de Freinet car « en 1936, elle a dû quitter l’Italie dont le gouvernement fasciste avait condamné ses principes éducatifs et fermé toutes les écoles Montessori. »[26] Par ailleurs, l’argumentation polémique de Freinet ne doit pas faire oublier le projet proprement politique de Montessori qui, d’après Yves Cusset,
rallie d’emblée et explicitement la question de l’enfant à un mouvement social de fond, elle la présente même comme une question sociale avant d’être une question pédagogique. Et elle inscrit toute sa pédagogie dans le prolongement de ce mouvement d’émancipation sociale qui vise avant tout l’institution d’une communauté de droit élargie et la lutte pour la reconnaissance juridico-politique[27].
Enfin, il serait bon aussi d’étudier « l’éducation à la paix »[28] prônée par la pédagogue à partir des années 1930.
Gonzague Jobbé-Duval
Pour aller plus loin, voir ce livre paru après cet article :
Bérengère Kolly et Henri Louis Go, Maria Montessori et Célestin Freinet. Voix et voies pour notre école, ESF éditions, 2020.
[1] FREINET C., « A propos de la méthode Montessori », École Émancipée n°21, 17 février 1923.
[2] FREINET C., « Maria Montessori : L’Enfant », L'Éducateur prolétarien N°11 : 10 mars 1936, pp. 238-239.
[3] FREINET C., « Notes sur l'adaptation de notre enseignement (3. La méthode Montessori, 4. Le mouvement Decroly) », École Émancipée n°29, 19 avril 1925, p.379-380.
[4] FREINET C., « Notes sur l’adaptation de notre enseignement », École Émancipée n°28, 5 avril 1925.
[5] FREINET C., « Réaliser pratiquement, dès aujourd'hui, l'école sur mesure », L’Éducateur prolétarien n°7, 10 janvier 1935, p. 148.
[6] FREINET C., « Maria Montessori : L’Enfant », L'Éducateur prolétarien N°11 : 10 mars 1936, pp. 238-239.
[7] FREINET C. et STORM K., « La vraie figure de la Montessori », L'École Émancipée, n° 7, 9 novembre 1930.
[8] FREINET C., « Notes sur l’adaptation de notre enseignement », École Émancipée n°28, 5 avril 1925.
[9] FREINET C., « A nos amis Belges », L'Éducateur prolétarien N°18 : 1er juin 1938.
[10] FREINET C., « La méthode expérimentale et scientifique en pédagogie », L'Éducateur, novembre 1945.
[11] FREINET C. et STORM K., « La vraie figure de la Montessori », L'École Émancipée, n° 7, 9 novembre 1930.
[12] FREINET C., « La méthode expérimentale et scientifique en pédagogie », L'Éducateur, novembre 1945.
[13] FREINET C., « La méthode expérimentale et scientifique en pédagogie », L'Éducateur, novembre 1945.
[14] FREINET C., « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique. Le travail et la vie à l’école russe », L’École Émancipée n°17, 17 janvier 1926.
[15] FREINET C., Pour l'école du peuple, Paris : Maspéro, 1969 (1ère édition sous le titre L'École moderne française, 1946), pp. 30-36.
[16] FREINET C., « Maria Montessori : L’Enfant », L'Éducateur prolétarien N°11 : 10 mars 1936, pp. 238-239.
[17] QUARANTE Paulette, « L’enfant, acteur de sa propre formation ». En ligne : http://www.amisdefreinet.org/publication/lmfaq/lmfaq-08-enfant.html
[18] FREINET C., « A propos de la méthode Montessori », École Émancipée n°21, 17 février 1923.
[19] FREINET C. et STORM K., « La vraie figure de la Montessori », L'École Émancipée, n° 7, 9 novembre 1930.
[20] FREINET É., Naissance d’une pédagogie populaire. Historique de l’école moderne (pédagogie Freinet), Paris : Maspero, 1968.
[21] Maria Montessori dit pourtant elle-même combien l’ambiance nécessaire de la classe dépend de l’hygiène : des volumes plus vastes pour une meilleure qualité de l’air, le chauffage, une bonne alimentation, etc. (cf. Pédagogie scientifique, tome 2 : Éducation élémentaire, chapitre « ambiance »)
[22] FREINET Célestin, « Maria Montessori : L’Enfant », L'Éducateur prolétarien N°11 : 10 mars 1936, pp. 238-239.
[23] FREINET Célestin et STORM Klaas, « La vraie figure de la Montessori », L'École Émancipée, n° 7, 9 novembre 1930.
[24] FREINET C., « Maria Montessori : L’Enfant », L'Éducateur prolétarien N°11 : 10 mars 1936, pp. 238-239.
[25] FREINET C. et STORM K., « La vraie figure de la Montessori », L'École Émancipée, n° 7, 9 novembre 1930.
[26] VINCENT-NKOULOU M., « L'Histoire de l’éducation par les figures : une histoire dans l'histoire de l'éducation », Penser l’éducation, n° 20, décembre 2006.
[27] CUSSET Yves, « Pédagogie et politique. Quelques réflexions à partir d'une remarque de Maria Montessori », Le Télémaque 2/2006 (n° 30), p. 107-116
[28] ANNEBEAU Jacques, « Montessori et l’éducation à la paix », Penser l’éducation, n°18, 2005.